jeudi 7 avril 2016

"Nuit" de Edgar Hilsenrath

 
“Nuit” de Edgar Hilsenrath.
Ed. Attlila 2007. Pages 377.
Titre Original: “Nacht”

Résumé: Resté censuré en Allemagne près de 20 ans, Nuit est aujourd’hui considéré comme le chef d’œuvre d’Edgar Hilsenrath. C’est la nuit permanente sur le ghetto de Prokov. Au fil des jours, dans un décor apocalyptique, Ranek lutte pour sa survie. Les personnages sont réduits à des ombres... comme s’ils n’avaient plus ni âme ni corps. Pourtant, dans ce brouillard permanent, surnagent des éléments de vie : la faim, le froid, les scènes d’amour hâtives, de pendaisons (ratées) ou d’accouchement au milieu du ghetto montrent que l’humanité demeure. L’écriture est plus sage que dans les livres précédents, et le style mécanique, concis, halluciné… quasiment cinématographique. Hilsenrath s’est inspiré pour Nuit de sa propre histoire, et du ghetto ukrainien où il a passé quatre ans entre 1941 et 1945. C’est d’ailleurs la genèse de ce livre, qu’il a réécrit vingt fois entre 1947 et 1958, qui est racontée dans Fuck America. En Allemagne, Nuit, publié en 1964, a été saboté par son propre éditeur, qui craignait les réactions à cette approche, très crue, de la Shoah : la moitié du tirage a été envoyée en service de presse et le livre, épuisé en un mois, n’a jamais été réimprimé. Aujourd’hui, le livre s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires dans le monde.


La 7 de la page 7: “D’une arrière-cour lui parvenait des bribes d’harmonica.”

“Nuit” d’Hilsenrath est un roman très particulier. Totalement dénué de pathos et construit sur la forme de la répétition. Et c’est justement là que le roman est partciulièrement intéressant. Les scènes d’horreur se succèdent.
C’est seulement alors qu’il remarque la foule muette entassée le long du trottoir d’en face. Les sans-abris. Leur maigre bagage et quelques ballots de draps défaits trônaient sur le pavé. Quand les rafles commenceront, tout ça sera balayé, pensa-t-il... nettoyé comme les ordures par les balayeurs, demain matin on ne verra plus rien. Il sentit ses entrailles le démanger furieusement. Gare à ne pas faire dans ton fric, pensa-t-il. Ca a beau arriver tout le temps, on ne s’y fait pas.”
Hilsenrath nous emmène dans le ghetto de Prokov où on suit Ranek. “Chacun sa pomme” est la devise de chacun et tous sont prêts à tout pour survivre. Ranek est loin d’être un héro. C’est juste un être qui perd peu à peu son humanité pour continuer à vivre. Pas de sentiment. Pas de compassion. Pas de solidarité. Tout se vend et tout est bon pour survivre. Hilsenrath fait se succéder les raffles, les maladies, les exactions. Ils nous introduit à des personnages qui n’ont plus rien à perdre et qui sont prêts à tout.
Fred était depuis longtemps recouché sous l’escalier quand le dortoir fut pris d’assaut par une meute de sans-abris. Ils étaient bien informés et savaient qu’une ribambelle  de places s’étaient libérées. Tapis dans les fourrés, ils avaient attendu d’être sûrs que la police fût partie pour de bon, avant de s’approcher. D’abord ils firent du tapage sous la fenêtre et lancèrent des pierres contre le carreau en carton. Puis ils pénétrèrent dans l’entrée et exigèrent qu’on ouvre... Armés de bâtons, ils se ruèrent dans l’escalier et frappèrent avec la sauvagerie du désespoir les quelques personnes qui leur barraient la porte, bien décidées à défendre le dortoir. Le combat ne fut pas long, et bientôt toutes les places libres furent occupées.”
Au début le lecteur est horrifié par ce qu’il lit, cette déshumanisation totale des protagonistes. Hilsenrath cumule les mêmes scènes: raffles, morts, vols, faim...
Et le lecteur s’habitue. Hilsenrath vise juste et bien: quelque soit la situation, si elle se répète assez souvent, l’humain s’y habitue. On s’habitue aux horreurs écrites. Et grâce à cela, la déshumanisation s’inverse. Nous sommes tous des animaux de survie. Les protagonistes aussi. Il leur faut survivre et ils font ce qui doit être fait pour y arriver. Si en plus, on y ajoute la plume d’Hilsenrath, le roman n’en prend que plus d’ampleur.
“Le Dniestr offrait ce jour-là un spectacle idyllique. Au crépuscule, l’eau prenait une couleur plus tendre, une couleur entre chien et loup, mélange de gris, de noir et de brun, étrangement indéfinie. Le fleuve paraissait aussi couler plus lentement, mais ce n’était qu’une illusion. A cette heure du couchant, il donnait l’impression de s’étendre à l’infini, comme s’il venait de nulle part et n’allait nulle part, telle une ombre glissante dans un paysage silencieux et rêveur.”
“Nuit” est un récit dur et maîtrisé où les protagonistes sonnent trop justes. Hilsenrath nous met d’abord mal à l’aise afin de nous habituer à l’horreur. Et il y parvient de manière magistrale. Un grand roman.


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