“Le Couturier” de Slawomir Mrozek
Ed. Noir Sur Blanc 2000. Pages 92.
Titre original: “Krawiec”
Résumé: Slawomir Mrozek est
un dramaturge polonais, dont l'oeuvre est caractérisée par un humour noir
corrosif lui permettant de mettre en boîte la dictature communiste polonaise.
Il est rentré en Pologne en 1996 et peut désormais savourer plus librement son
succès. Le Couturier est une pièce majeure de Mrozek qui fut jouée à plusieurs
reprises en Europe. C'est un texte grave et pourtant teinté de beaucoup
d'humour qui interroge sur le rôle de la culture dans la société. On y devine,
à peine voilées, les allusions à la censure d'un régime et sa main-mise sur
toutes les données culturelles disponibles à la population. En quoi la culture
peut-elle être affectée par une révolution ou une dictature ? Et la culture
est-elle ce qui pourrait sauver l'humanité ? L'absurdité est présente au fil du
texte, le régime totalitaire est désossé, ses valeurs vilipendées (le fameux
retour à la nature et aux valeurs saines, meilleur moyen d'aveugler les foules
et les conduire à l'esclavage du corps empêchant le développement de l'esprit
critique). La barbarie peut se cacher derrière les apparences les plus
subtiles, devenir la plus belle derrière ses beaux habits (quel habile
manipulateur qu'un couturier). A travers l'histoire d'un couturier qui s'adapte
à la situation et rêve de démesure (créer une robe de chair humaine, tout un
symbole...), pare une jeune femme des vêtements les plus luxueux et vit dans
l'apparence, c'est toute la fragilité d'un empire social et politique qui est
évoquée avec beaucoup de subtilité par Slawomir Mrozek.
La 7 de la page 7: “Le couturier:
(...) Et c’est justement pour cela que je dis à présent: Halte!”
Ce texte théâtral de Mrozek est
intéressant de plusieurs points de vue. Premièrement, les didascalies sont
importantes durant tout le texte. Elles mettent l’action bien en place et sont
très précises quant aux lieux mais surtout quant aux positionnements et aux
costumes. En effet, vu le sujet de la pièce, il est important que Mrozek appuie
son propos de didascalies fortes.
Deuxièmement l’intrigue en
elle-même. Elle est simple et pourtant terriblement efficace. Un royaume
gouverné par une Excellence est envahie par des barbares. Ces derniers prennent
le pouvoir. Au milieu de tout ça, nous avons un couturier. Il fait et défait
les allégeances et les hiérarchies par ses costumes. L’intrigue est
intelligente et permet à Mrozek de mettre en avant son propos.
Justement quel est donc le propos de
cette pièce?
Le couturier déteste l’air naturel
de l’homme, c’est-à-dire sa nudité. L’apparence est, pour lui, primordiale:
“Le
Couturier: (...) La nudité, c’est le néant, la nature, le chaos, la barbarie.
Lorsque j’aurai atteint mon but, qui sait si je ne me mettrai pas à tailler des
habits pour les animaux et même pour les végétaux et les minéraux .
J’habillerai tout. C’est-à-dire que je donnerai un sens à tout.”
Le couturier ne peut concevoir un
monde de nudité ou de “non-apparence” Et c’est bien normal qu’il ait cette
réaction vu que, de par son métier même, il est le “produit” ainsi que
“l’instigateur” de cette lutte contre la nudité. C’est lui qui conçoit les
vêtements. De par son rôle, il est immédiatement le défenseur de l’apparence.
Il dénonce également, d’une certaine manière, l’hypocrisie de la doctrine du
“beau”:
“Le Couturier: (...) Chacun veut porter ce que tout le monde porte, mais
qu’en même temps personne d’autre ne possède.”
Il est totalement acquis à la cause.
Au point de suggérer des mesures drastiques afin de pouvoir continuer son œuvre:
“Le
Couturier: Que votre Excellence efface, adoucisse sa virilité! Il suffit d’une
petite opération (...) Qui donc parle ici de nature qui reste accroché à une
animalité rétrograde?”
Il est tellement sûr de lui qu’il se
croit au-dessus de toute loi et de tout homme:
“Le
Couturier: Je ne suis qu’un couturier, et non une Excellence” fait il remarquer sarcastiquement.
Il sacrifie l’essence de l’être pour
mettre son apparence au centre des débats.
“Le
Couturier: son succès ne vient pas de son corps, mais de son artifice. Elle se
laisse contempler, mais pas déshabiller ni toucher. (...) Eux, ils désirent
cette nudité seulement parce qu’elle est recouverte. Je crée un désir qui ne
sera jamais assouvi. Donc je crée un désir pur, pur comme l’idée. De l’abîme
des non-êtres j’extrais des noms et je lance les choses nommées dans l’espace
du monde. Je crée de la culture.”
Quand on lui oppose un argument, il
préfère attendre car il est tellement sûr de son fait qu’il sait qu’on lui
donnera raison tôt ou tard. Et il a raison.
“L’Excellence: Je n’ai pas le temps. Je préfère vivre nu que mourir en
grande tenue. (...) C’est elle!
Le Couturier: Qui?
L’Excellence: Mon aimée! Je ne peux pas me montrer, je suis nu.”
Ses opposants font donc directement
volte-face et donnent raison au couturier. Et comme une sorte de “punition” il
fait et défait le personnage de l’Excellence. Afin de le couvrir, il lui fait
porter un habit de moine et le fait changer de rôle. Mais c’est justement quand
le couturier n’a plus d’opposition que Mrozek fait entrer Carlos sur scène. Ennemi farouche de la doctrine du couturier, Carlos s’opposera à celui-ci du
début à la fin de la pièce.
“Carlos: Depuis ma petite
enfance, je n’ai pas encore aperçu ton vrai visage. Je ne sais pas quelles
rides le couvrent, ni quels yeux me regardent, et j’en ai pourtant le droit.
(...) Je veux ta vérité, et non ton apparence. (...) Ce que tu portes en toi et
non sur toi.”
Techniquement, lorsque Onufre et ses
barbares prennent le pouvoir, tout le monde leur fait allégeance. Le couturier,
afin de les “débarbariser” ainsi que Carlos qui espère que les choses
reviennent à leur vraie nature grâce aux barbares. Mais c’est le couturier qui
gagne cette bataille en jouant sur la vanité d’Onufre et sur son attirance pour
Nana, la courtisane. Très vite, Onufre commence à s’adapter à la vision du
couturier:
“Carlos: Le chef se rase...”
Et c’est exactement ce que le
couturier avait prévu:
“Le Couturier: (...) J’ai mon plan. Un Onufre sauvage est une menace
pour nous. S’il tombe amoureux, il va changer. Il s’est déjà rasé.”
Le propos de Mrozek, ici, est clair:
Onufre, un sauvage, va changer car il aime. C’est donc notre désir de plaire à
l’autre ou celui de nous conformer à ce qui nous entoure qui gagne contre la
nature propre de l’homme. Le couturier est donc le “bras armé” de cette vision
où l’apparence prime sur le reste.
“Le Couturier: Ils démolissent pour faire bonne mine, pour ne pas avoir
l’air... Bientôt ils vont commencer à se regarder dans le miroir, et puis à se
laver les dents. Et ainsi, petit à petit, tout reviendra à la normale. Alors je
recommencerai au commencement. Ce n’est pas notre force qui les vaincra, mais
leur propre vanité. Chacun d’eux est aussi vain que votre ex-Excellence.”
Et cela fonctionne à merveille. Et
lorsque, confronté aux accusations de Carlos, Onufre se défend, il le fait
d’une manière à justifier son changement non par vanité mais pour des raisons
politiques:
“Onufre: (...) est-ce que tu penses que j’ai changé de costume pour le
plaisir? Que j’ai mis cette défroque solennelle parce qu’elle me plaît? Non,
c’est pour le peuple.”
Il a bon dos le peuple. La fin
justifie les moyens même si Onufre ne trompe personne, mis à part, peut-être,
lui-même. Bien vite, Onufre regrette son changement car il en est devenu, en
quelque sorte, l’esclave. Mais il est déjà trop tard pour Onufre de faire
demi-tour.
“Onufre: (...) dans la forêt, j’étais libre.”
On en vient alors au but ultime du couturier: posséder le seul tissu, le
seul costume que personne ne possède mais que tout le monde a: la peau humaine.
L’apparence des autres devient la nôtre, leur nature devient “commune”.
L’apparence a gagné. Mrozek critique avec virulence le paraître, la beauté qui se
perdent et perdent ceux qui veulent se l’accaparer. On refuse notre nature même
en la cachant. Elle n’est plus défendue que par une minorité d’idéalistes sans
arme. Quel que soit le dictateur au pouvoir et où que l’on soit, le successeur
tombera toujours dans les mêmes pièges que son prédécesseur. Règle politique
immuable à tout système politique, Mrozek nous livre ici une pièce engagée à
plusieurs niveaux. Chacun tenant la main de l’autre. Un texte fort qui se doit
de parler à chacun d’entre nous. La culture contre l’apparence. Et la première
sera toujours celle qui payera les pots cassés de la deuxième.
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