dimanche 30 août 2015

"Et il dit" de Erri De Luca

"Et il dit" de Erri De Luca.
Ed. Folio 2012. Pages 101.
Titre Original: "E Disse"

Résumé: Un homme dont on ne connaît pas le nom est retrouvé, épuisé, au bord d’un campement. Alpiniste courageux devenu simple vagabond, il rejoint les siens et notamment son frère qui le recueille à bout de forces. Il s’agissait de leur guide, mais sa disparition avait fait perdre espoir au peuple tout entier. On découvre son histoire, l’ascension difficile, lorsque soudain, face à la muraille, sa voix se met à résonner : "Je suis Adonai (Yod) ton Elohim."
C’est ainsi que débute la déclinaison du Décalogue où chaque mot, chaque commandement, est percé par l’étude de la lettre.
Sans réduire son texte à un commentaire religieux, Erri De Luca met en scène une poétique biblique qui ne se dissocie jamais de la nature, ni de la puissance du langage : "Ils apprirent au pied du Sinaï que l’écoute est une citerne dans laquelle se déverse une eau de ciel de paroles scandées à gouttes de syllabes."
L’auteur condense la langue et la spiritualité pour raconter les Commandements dont il tire le plus beau. Il questionne, tord, et emporte ainsi le lecteur dans la fulgurance de ses histoires.
Ce mouvement s’intensifie jusqu’à atteindre deux petits textes que l’on retrouve comme deux suspensions au livre. Le premier, "Adieu au Sinaï", conte les bienfaits de la voix divine
du prophète et ses conséquences sur les corps. Tous les maux disparaissent dans un rapprochement charnel entre hommes et femmes. L’amour devra être la dernière consigne pour la nouvelle génération pressante. Puis De Luca nous plonge une dernière fois dans la problématique religieuse avec "En marge du campement". Il confie en quelques lignes, parmi les plus émouvantes de son oeuvre, l’équilibre entre intimité et distance qu’il entretient avec le peuple juif et avec sa langue sacrée. 

La 7 de la page 7 : "Il avait reçu une procuration pour vivre à leur place." 

"Il dit" fait partie de ces livres avec lesquels il faut prendre son temps afin de savourer le texte. Chaque mot est bien choisi. L'écriture est soutenue et la plume particulièrement efficace. 
De Luca revient sur l'Ancien Testament en mettant en scène certains personnages du Livre de manière onirique et poétique. Là où se joue le tour de force de De Luca, c'est que son roman n'est absolument pas un essai philosophique. On pourrait croire qu'on s'en approche mais De Luca met en avant le côté "romanesque" de son histoire. On vacille entre philosophie, roman et voyage onirique particulièrement pertinent. 
Le livre est court, l'auteur va à l'essentiel sans que jamais son roman ne devienne une prise de position ou un cours religieux. 
Une vraie découverte. 

Extrait: "La légende dit qu'un ange efface le souvenir de ce qu'un nouveau-né a connu dans le ventre de sa mère. Il faut vider son sac avant de naître. Dans le placenta, les enfants connaissent tout le passé, les langues, les aventures, les dangers et les métiers. Leur squelette est devenu poisson, reptile, oiseau avant de s'arrêter à la dernière station. L'effort d'expulsion du corps de la mère sert à oublier. La rupture des eaux ouvre la brèche qui se referme aussitôt derrière, après le plongeon dans le vide. Tel est le monde pour celui qui vient d'un ventre. Le saut dans le sec produit l'annulation de toute la sagesse accumulée dans le sac du placenta. On s'enracine mieux en oubliant d'où l'on vient."

lundi 24 août 2015

"Florida Roadkill" de Tim Dorsey

"Florida Roadkill" de Tim Dorsey. 
Ed. Rivages/Noir 2003. Pages 367. 

Résumé: Depuis qu'ils se sont rencontrés en prison, Serge et Coleman se sont associés pour le meilleur et pour le crime. Le tandem devient trio avec la sculpturale Sharon dont les lèvres boudeuses « font avoir des accidents de voiture aux hommes ». Ces hommes, la demoiselle les séduit pour leur assurance vie, et il faut reconnaître qu'elle les assassine toujours de façon originale. N'importe où, cette bande de psychopathes hallucines serait abattue sur-le-champ. Sauf en Floride. Et pour le trio infernal, le magot de cinq millions de dollars qui se profile à l'horizon n'est pas une hallucination. D'ailleurs tout le monde semble se le disputer. Commence alors une poursuite délirante, certes sanglante, mais aussi très drôle.

La 7 de la page 7: "Je suis étudiant là-bas." 

Il paraît que ce livre est très drôle. Personnellement, je n'ai souri que deux fois. Si l'histoire est prenante et les personnages plutôt bien imaginés, force est de constater que je ne me suis pas passionnée pour l'intrigue. Si je n'ai pas vraiment aimé ce roman, ne comprenez surtout pas que celui-ci n'est pas bon... C'est même plutôt le contraire... Il est assez bien écrit et le rythme est haletant. Un bon roman qui m'a complètement laissée de marbre... 

Extrait: "Sharon considérait Serge et Coleman comme d'insupportables crétins. Dire qu'elle autorisait Coleman à financer sa coke! Au début, elle avait juste l'intention de squatter le cottage de fabriquant de cigares le temps de se trouver un nouvel escroc ou contrebandier de petit-ami. Si elle n'avait pas été dans une merde noire, jamais elle n'aurait accepté que Serge l'oblige à faire du strip au Red Snapper en échange du gîte et du couvert. Elle n'avait rien contre le strip-tease, mais elle ne supportait pas l'ambition."  


"Autobiographie d'une courgette" de Gilles Paris

"Autobiographie d'une courgette" de Gilles Paris. 
Ed. Flammarion 2013. Pages 265. 

Résumé: Icare dit "Courgette", petit garçon de 9 ans, est né du mauvais côté de la vie.
Depuis tout petit, il veut tuer le ciel, à cause de sa mère qui dit souvent : "Le ciel, ma Courgette, c'est grand pour nous rappeler que dans la vie on n'est pas grand chose".
Depuis son accident, la mère d'Icare ne travaille plus, boit de la bière en regardant la télévision et ne s'occupe pas de son fils.
Un jour Courgette, à défaut de tuer le ciel, va tuer accidentellement sa mère. Le juge le déclare "incapable mineur".
Placé en maison d'accueil, Courgette découvre enfin l'Amitié, les fous rires, les larmes, les émotions et l'Amour...
Un petit chef-d'oeuvre d'humour et d'émotions. L'apprentissage d'une vie...

La 7 de la page 7: "Et quand vous ne rigolez pas?" 

L'histoire et les personnages sont maîtrisés. Mais ce n'est pas, ici, le plus impressionnant. En effet, c'est surtout la manière dont Gilles Paris parvient à adopter les codes de la jeunesse qui est totalement bluffante. 
A mettre entre toutes les mains, jeunes ou moins jeunes. 

Extrait: "Des fois, je regarde les grandes personnes qui essayent d'attraper le grand bâton pour monter la piste, mais le grand bâton leur échappe des mains et monte tout seul en se cognant dans la neige et je me dis qu'on est pas puisque les grandes personnes qui font semblant de savoir."

"Pourquoi j'ai mangé mon père" de Roy Lewis.

"Pourquoi j'ai mangé mon père" de Roy Lewis. 
Ed. Pocket 2012. Pages 192. 
Titre Original: "The Evolution Man"

Résumé: Ernest, un jeune homme préhistorique du Pléistocène moyen raconte les aventures de sa famille et en particulier de son père Édouard, féru de sciences et pétri d'idées généreuses. Pour échapper aux prédateurs de l'Afrique orientale, Édouard invente successivement le feu, les pointes durcies à la flamme, l'exogamie et l'arc. Seul l'oncle Vania voit cette débauche de progrès d'un mauvais œil et ne se prive pas de critiquer Édouard, en profitant toutefois de ses dernières trouvailles : si son cri de ralliement est « Back to the trees! », il le pousse volontiers auprès d'un foyer rassurant.
Le reste de sa famille est également inventif : la mère découvrira la cuisson des aliments alors que Ernest et ses frères se distingueront chacun à leur manière, tel William, qui tentera de domestiquer un chien, Alexandre qui à l'aide de morceaux de charbon dessinera des images contre les rochers ou encore Oswald qui poussera, en bon chasseur, la famille à la vie nomade.
L'incendie accidentel de la savane, le don du feu à des tribus adversaires, puis la découverte de l'arc donnent lieu à de nombreuses controverses conduisant au dénouement tragique qui justifie le titre français.

La 7 de la page 7: "Mais ça, Edouard, ça!" 

Même si on a adoré le roman, force est de constater qu'on a trouvé ça un peu "vieillot"... 
L'idée est splendide et magnifiquement exécutée par un Lewis drôlissime mais le texte et la narration souffrent de ce côté "Vieillot". Si les personnages sont drôles et collent toujours autant à la société actuelle, on a un peu de mal à s'attacher à eux. On a tout de même passé un bon moment même si on ne le lira probablement qu'une seule fois... 

Extrait: "Pour un peu, tu vas me dire que nous sommes parfaitement adaptés à notre milieu. C'est ce qu'ils disent tous quand ils sont fatigués d'évoluer. Dernières paroles du spécialiste, juste avant qu'un autre spécialiste encore plus spécialisé n'arrive pour en faire son dîner. Combien de fois Ernest, devrais-je répéter ces choses-là? Parfois tu me donnes l'impression pénible qu'entre tes deux oreilles, l'air est pur, la route est large." 


"Moravagine" de Blaise Cendrars

"Moravagine" de Blaise Cendrars. 
Ed. Les Cahiers Rouges Grasset, 2013. Pages 278. 

Résumé: Roman d’aventure, poème épique et portrait délirant d’un fou malfaisant et génial, l’œuvre a sans doute été, avant tout, pour l’auteur une tentative d’exorcisme par laquelle il s’est délivré de son double et a conquis sa liberté de créateur. Moravagine est l’expression de cet Autre que tout romancier porte en lui. Moravagine n’est pas exclusivement Cendrars, mais en lui confiant sa folie, en le dotant de son énergie destructrice, le romancier a expulsé de lui son Mr. Hyde. L’histoire, pleine de bruit et de fureur, promène Raymond (un autre « je » fascinant) de la Hongrie à la Russie, de la forêt amazonienne à la Nouvelle Orléans. L’ombre maudite que Cendrars cherche à exorciser dans cette œuvre envoûtante est tapie dans une profondeur inconsciente où se bousculent la haine, la violence et la folie. Elle le hante et il tente d’y résister de toutes ses forces. Au cœur du roman : la complexité de la nature humaine. L’extrême richesse de la démarche de Cendrars est de ne pas tomber dans l’exotisme facile et de soigner ses mots qui blessent, s’affrontent, sont complices tantôt dans l’extase fantastique maléfique tantôt dans la contemplation poétique. Tueur de femmes, terroriste qui fait sauter toutes les frontières, traitre, espion, mouchard, ce Moravagine affronte un monde effrayant et monstrueux, perd ses repères spatio-temporels jusqu'au sentiment de son individualité. On visualise au microscope le grossissement démesuré d’une imagination hallucinée où toutes les confusions ont lieu avec le dedans (images mentales) et le dehors (les paysages qui défilent à cent à l'heure, les arbres qui se bousculent et qui tombent, les lignes de chemin de fer qui se plaignent sourdement au passage des trains chargés de morts, les hurlements des peuples en révolution et les danses cruelles des Indiens bleus). C'est beau comme la poésie de Cendrars, c'est dingue comme sa vie où se rejoignirent l’action directe et l’aventure vagabonde de l’esprit. Ce roman dense, épique, réaliste, fantastique, d’une vitalité incroyable est une création et une invitation à une lecture hors du commun. Un tourbillon inoubliable dont on ne sort pas indemne. En épitaphe, une citation de son ami Rémy de Gourmont, tirée de Sixtine, qui illustre bien ce qui vous attend : « …je montrerai comment ce peu de bruit intérieur, qui n’est rien, contient tout, comment, avec l’appui bacillaire d’une seule sensation, toujours la même et déformée dès son origine, un cerveau isolé du monde peut se créer un monde… »

La 7 de la page 7: "Instigateur déjà de la robe-réforme et des sous-vêtements hygiéniques en poils de chameau, il était aussi le promoteur du "tout à l'étuve", ce volepük de la cuisine." 

 Dans "Moravagine", Cendrars joue avec l'histoire, avec les personnages et avec le lecteur. Qui est le narrateur? Raymond ou Cendrars lui-même? Soit. 
Le récit nous fait naviguer de la Russie aux Terres des Amérindiens avec une facilité déconcertante. 
Œuvre majeure de Cendrars, l'auteur y excelle dans la facilité qu'il a de construire et déconstruire son texte aidé de son Moravagine complètement fou. 
Tantôt psychopathe assassin tantôt terroriste, Moravagine est un tourbillon d'émotions et de situations. On en redemande et c'est avec regret qu'on referme le livre. 

Extrait: "En 1900, je terminais ma médecine. Je quittais Paris au mois d'août pour me rendre au sanatorium de Waldensie, près de Berne, en Suisse. Mon maître et ami, le célèbre syphiligraphe d'Entaignes, m'avait chaleureusement recommandé au docteur Stein, directeur chez qui je devais entrer comme premier assistant."

"Neige Silencieuse, Neige secrète" de Conrad Aiken.

"Neige Silencieuse, Neige Secrète" de Conrad Aiken. 
Ed. La Barque 2014. Pages 47. 

Résumé: Nous pénétrons dans un royaume de neige perçu et éprouvé par le jeune Paul Hasleman, âgé de 12 ans. Peu à peu happé par la magie de son monde, Paul éprouve les plus grandes difficultés à répondre aux nécessités du quotidien, aux questions qu’on lui pose à la maison avec ses parents, à l’école avec la maîtresse d’école, puis avec le médecin contre le pouvoir duquel, surtout, il se voudrait ne pas faire figure « d’un cas ». Paul cherche à préserver son secret (le secret de la neige), sans blesser, cependant qu’il lui devient aussi de plus en plus difficile de le taire… Dans ce texte inouï, où la folie côtoie le conte, rien n’est enfermé.

La 7 de la page 7: "Non seulement ne les entendit-il pas au coin de la rue, il ne les entendit même pas à la première maison." 

En ouvrant cette nouvelle, on ne s'attendait pas à certainement pas à tomber sur un tel petit bijou. 
Tout d'abord, le texte. Poétique et enivrant. On se balance entre douceur et violence. Métaphore d'un autre monde, la neige représente un monde de douceur mais aussi d'une lente agonie par rapport au monde réel. Cette neige représente-t-elle un monde imaginaire composé par un jeune garçon ou doit-on y voir un lent retrait de ce dernier dans un monde psychologique où il cherche la paix? 
Aiken laisse le lecteur seul juge de ce qu'il se passe dans cette histoire. 
Enfin, la plume. On ne connaissait pas cet auteur mais qu'il est agréable à lire! Il ne s'immisce pas dans l'histoire qu'il raconte magistralement. Les mots sont justes, forts et pertinents. Un vrai régal. 

Extrait: "C'était comme s'il essayait de mener une double vie. D'une part il devait être Paul Hasleman, et continuer à donner l'impression d'être cette personne- s'habiller, se laver et répondre intelligemment quand on lui parlait, de l'autre il devait explorer ce monde nouveau qui s'était ouvert à lui."